Arnaud Laporte : à quoi pensez-vous ? (*)
Emmanuel Demarcy-Mota. A comment Tenir Parole ? A ce que le virus n’infecte pas les esprits et les pensées comme il infecte les corps. Je pense aux plus âgés, à ceux qui souffrent d’isolement et de solitude et auprès desquels il faut être en présence. Je pense aux plus jeunes, à ceux qui vont s’engager dans un nouveau monde et pour qui cette épreuve a bouleversé le temps. Je pense à la solidarité comme idée et comme action essentielle : comment traverser une tempête dont les plus hautes vagues ne sont pas encore apparues ? Comment empêcher quiconque de tomber de notre navire ? Comment tout faire pour que le médecin continue à porter sa blouse, le magistrat sa robe et l’acteur son costume ? Comment la médecine, la justice, l’art et l’éducation peuvent ensemble poser les nouvelles bases d’un dialogue nécessaire et d’actions nouvelles face à ce paradoxe : celui d’une période à la fois terrible et inouïe. Je pense à comment ne pas laisser les forces du profit immédiat et les fétichistes du chiffre prendre le dessus dans ce moment chaotique. En ces temps où on parle de crise économique qui menace, et qui viendra, je pense qu’il faudra veiller à ce que la culture ne se taise pour personne.
– Qu’avez-vous décidé de ne plus faire ?
J’ai d’abord cherché à ne plus voir- à travers des écrans qui combleraient l’absence – tous mes interlocuteurs, mais de chercher plutôt à les écouter. Je n’ai pas envie d’observer leur confinement, j’essaye d’entendre leurs pensées. Je ne sais pas si je suis encore capable de penser le spectacle vivant, mais je le ressens très fortement. L’essence même de ce qui est théâtre est touchée. C’est pour cela que je reviens à l’étymologie grecque du mot, ce lieu d’où l’on regarde. Comme pour la justice, le témoin, celui qui assiste, est au centre -d’ailleurs la justice s’interroge elle-même sur le risque des vidéoconférences pour organiser des audiences. La présence humaine, la proximité des corps, c’est ce qui fait le lieu de justice et le lieu du Théâtre. Bien sûr, nous ne pouvons pas savoir de quoi demain sera fait. L’épidémie a ralenti, arrêté bien des choses. Tant pis. Si elle en a accéléré, tant mieux. Je suis ouvert à toute nouveauté digne de ce nom. Nous ne sommes pas obligés de laisser au politique le monopole de l’avenir, de sa définition et de sa construction. La culture doit pouvoir répondre aux nouvelles aspirations. Car l’ignorance est aussi une forme de confinement et c’est par la culture, la connaissance, que nous devons trouver la sortie de secours pour échapper à l’asphyxie.
J’ai donc décidé de ne plus m’inquiéter du temps présent.
– Qu’attendez-vous des autres ?
Qu’ils ne se laissent pas guider par la peur et que, paradoxalement, dans cette période de claustration et de soumission, ils prennent conscience de leur pouvoir et de leur liberté. La seule chose dont nous avons peur c’est la peur. Le désir de l’un doit toujours enflammer le désir de l’autre. Si nous observons bien, nous voyons que de nouveaux espaces s’inventent qui n’existaient pas, ce qui prouve que dans un espace matériel donné nous pouvons reconfigurer la réalité qui nous entoure. Ce que nous faisons sous la contrainte des événements, poursuivons-le quand rien ne nous y oblige. Puisque les frontières physiques se ferment et que nous nous retrouvons entre quatre murs, puisque l’accueil dans nos théâtres de nos amis Européens et extra-européens est remis en question pour les mois qui viennent, il est urgent d’ouvrir les frontières mentales pour empêcher tout repli nationaliste. Continuons à ressentir la culture de l’autre, le désir d’étrangers et d’étrangeté et la beauté des langues du monde, reconnectons-nous aux vibrations des saisons, au rythme puissant de la nature, à tout ce qui en nous est plus grand que nous.
– De quelle façon la crise que l’on traverse a-t-elle changé votre rapport au temps ?
Je m’empare de chaque trésor qu’offre le présent. Mais pour que celui-ci conserve sa substance, sa densité infinie, il faut penser l’avenir. Il s’agit pour moi de savoir ce qu’aujourd’hui même, demain, cette semaine, je dois faire, je peux faire. Le temps, oui, à la fois ralenti et précipité. C’est un paradoxe humain. Je souhaite donc que revienne le temps de flâner quand tout vous presse, comme celui d’accélérer les choses quand tout vous freine ! L’expérience collective de la pandémie et les responsabilités qui sont les miennes en tant que directeur du Théâtre de la Ville et du Festival d’Automne m’ont conduit à proposer un nouveau calendrier articulé en quatre temporalités :
Temporalité 1
Le temps du confinement, depuis la mi-mars jusqu’à la mi-mai, placé sous le signe de la solidarité, la mise en place d’un filet social, la volonté de préserver le tissu économique malgré la fermeture de l’intégralité des institutions culturelles. Nous avons, par exemple, réinventé les consultations poétiques par téléphone, l’occasion d’un échange personnel entre des comédiens et le public. Ce dispositif a rencontré un très grand succès et s’étend désormais à des consultations avec des scientifiques, des médecins et des historiens.Les rencontres peuvent se faire en 14 langues, du mandarin au lingala, du portugais au swahili, de l’arabe à l’hébreu, du wolof à l’allemand. Nous avons décidé, en ces temps incertains, de prioriser nos moyens sur l’engagement d’artistes « consultants », tous rémunérés, de dédommager les compagnies en soutenant financièrement celles et ceux qui n’ont pas pu jouer et de rembourser le public, qui doit pouvoir l’être, tout en laissant la possibilité à ceux qui le souhaitaient de faire un don pour participer à cette action.
Temporalité 2
Le temps progressif du déconfinement, de la mi-mai à cet été. Ce temps ne pourra pas être celui de la relégation et de la clandestinité des artistes, qui sortiraient du champ de vision de la population. Il doit au contraire être un temps d’expérimentation et d’exploration, un temps de réflexion, de dialogue, d’échanges et de reconfiguration.Le temps de Tenir parole avec des gages et des preuves. Il faudrait que, dans le respect des règles sanitaires, se tiennent à travers tout le pays des états-généraux, des forums, des tables rondes,peu importe le lexique pourvu que s’y trouve l’esprit. Avec mes équipes, dès le mois de mai, nous nous engageons à organiser à l’espace Cardin, en partenariat avec la Salpêtrière, des réunions de groupe réduits réunissant des personnes venant aussi bien du public que du privé, du monde des sciences, du monde de l’art, de la justice et de l’éducation, ainsi que des médecins, des urbanistes, des architectes, des enseignants, pour envisager une société dans laquelle la culture jouerait un rôle central.Ce que nous disons pour le spectacle vivant est évidemment valable pour l’ensemble du secteur culturel et il faudra tout aussi évidemment que nous confrontions la part commune de nos expériences et de nos propositions avec l’industrie musicale et audiovisuelle, pour chercher sans relâche les correspondances et les synchronicités, et dégager de nouvelles approches transversales. Parallèlement, nous devons enclencher cette révolution culturelle pacifique à l’échelle européenne, pour identifier les grands chantiers qui doivent être lancés, et mettre en place des passerelles avec l’Afrique en incluant les imaginaires des populations et des nouvelles générations issues de ce continent.
Nous voyons bien que les villes vont être en partie reconfigurées pour des raisons sanitaires. C’est sûrement l’occasion d’insérer dans nos paysages urbains – mais aussi ruraux- de nouveaux lieux culturels en plein air, permettant à des artistes de se produire, des lieux qui pourraient devenir pérennes dans l’espace public.
Puisque les grands rassemblements sont impossibles, organisons des rencontres singulières, des projections sur les murs d’immeubles, des déambulations poétiques, chorégraphiques et théâtrales dans les rues, des représentations à ciel ouvert et à échelle réduite captées et relayées ensuite dans l’univers digital, des joutes de slam et des commandes aux auteurs qui permettront d’initier un grand plan de travail avec la communauté éducative, le monde médical, les ehpads.Associons la justice et l’économie dans le temps de ces échanges. Demandons aux enfants et aux adolescents quelles formes nouvelles d’œuvres et de représentations ils imaginent. Nous pouvons faire du déconfinement une fête de l’imagination et de l’imaginaire. Associons toute la société à ce nouveau moment.
Temporalité 3 la nouvelle saison (septembre 2020 – juillet 2021)
La difficulté de savoir quelle sera la situation sanitaire à la rentrée entraîne nécessairement de grandes incertitudes pour nous tous. Pour ce qui est du secteur culturel, il nous faudra faire des choix radicaux et difficiles. Nous évoluerons en tout état de cause avec une voilure reconfigurée. Il faut donc nous centrer sur l’humain. Car ce ne sont pas tant les produits culturels qui sont à court terme menacés par la pandémie (Netflix et Amazon se portent à merveille), mais bien le spectacle vivant et les humains qui font vivre la culture jour après jour qui sont en danger.
Je comprends et je soutiens l’appel pour la prolongation du bénéfice de l’indemnisation des intermittents du spectacle. Mais les intermittents ne veulent pas seulement un soutien financier, ils veulent travailler. Ils ne peuvent pas rester indéfiniment invisibles et inaudibles, assignés à résidence. Les trésors d’imagination qu’ils ont déployés pour offrir des séquences réjouissantes, parfois stupéfiantes, sur les réseaux sociaux ne sont pas inépuisables. Il faut envisager de nouveaux dispositifs d’intervention des artistes dans les écoles, les hôpitaux, les prisons, les entreprises, sur les places publiques, pris en charge en grande partie par l’État dans le cadre d’un plan d’urgence. Il ne s’agit pas de fonctionnariser les artistes, même temporairement, mais de leur permettre de tenir un rôle de premier plan et d’exercer leur art.On pourrait imaginer un plan massif, pouvant prendre la forme d’un fonds de soutien, qui permettrait aux entreprises, aux associations et aux organismes publics de s’associer au monde des arts et de la culture pour des actions artistiques originales conçues pour l’occasion, et respectant les normes sanitaires en vigueur. Ce dispositif pourrait aussi être utilisé pour la commande d’œuvres, afin de remettre les auteurs au premier plan.Le système sanitaire a pour l’instant résisté à la pandémie, faisons-en sorte que la société devienne plus fraternelle et équitable, en se réinventant.
Temporalité 4 le temps d’après (à partir de l’été 2021)
Nous aurons fait une longue traversée et la navigation aura laissé des traces. Il y aura eu des deuils, des faillites, des fermetures définitives. Mais, au terme de nos pérégrinations, si nous avons Tenu parole, nous aurons appris, réfléchi, échangé, inventé et accosté sur un nouveau rivage. En même temps que nous aurons pris le temps de l’hommage à nos morts, nous aurons stimulé la pulsion de vie, l’imagination, l’espoir. Nous ne nous serons pas laissé imposer une rupture trompeuse avec le monde d’avant, mais nous aurons contribué à construire celui d’après, et nous l’aurons fait avec humilité et clarté.
– Qu’avez-vous envie de partager ?
Les belles choses, avec tout le monde. Si je vous enseigne un sonnet de Rimbaud, nous serons deux à le connaître, nul n’en sera dépossédé. Par définition, la culture repose sur le partage, elle est un partage, tourné vers l’autre et la conscience d’une humanité commune. Il suffit toujours de commencer ici et maintenant, et puis de continuer. C’est pour cela qu’au lieu de dire une chose et de faire l’inverse, comme on le voit tous les jours, il s’agit désormais de Tenir parole.
(*) FRANCE CULTURE / Arnaud Laporte / « Imagine la culture demain » – Emmanuel Demarcy-Mota, Directeur du Théâtre de la ville à Paris et du Festival d’Automne – Dimanche 3 mai 2020